CONFLIT ÉVITABLE
Dans son cabinet de travail, le Coordinateur disposait de cette curiosité médiévale, un âtre. A coup sûr, l’homme du Moyen Âge aurait fort bien pu ne pas le reconnaître pour tel, puisqu’il ne possédait aucune signification fonctionnelle. La flamme tranquille et claire apparaissait dans une enceinte isolée, derrière du quartz transparent.
Les bûches étaient allumées à distance par une infime dérivation du faisceau énergétique qui alimentait les édifices publics de la ville. Le même bouton qui commandait la mise à feu faisait tout d’abord évacuer les cendres du feu précédent, et permettait l’introduction d’une nouvelle provision de bois – c’était une cheminée parfaitement domestiquée, comme vous le voyez.
Mais le feu lui-même était parfaitement réel. Il était sonorisé, de telle sorte qu’il était possible d’entendre les crépitements et naturellement de voir la flamme danser dans le courant d’air qui l’alimentait.
Le verre rosé du Coordinateur reflétait en miniature les gambades discrètes de la flamme et, en format encore plus réduit, celle-ci venait jouer sur ses pupilles songeuses.
… Et sur les prunelles glacées de son hôte, le Dr Susan Calvin, de l’U.S. Robots.
– Je ne vous ai pas convoquée, Susan, pour des raisons de pure convenance, dit le Coordinateur.
– Je n’en ai jamais douté, Stephen, répliqua-t-elle.
– Et pourtant je ne sais pas de quelle façon vous exposer le problème qui me préoccupe. D’un côté, on pourrait lui attribuer une totale insignifiance et de l’autre il pourrait amener la fin de l’humanité.
– J’ai affronté tant de problèmes au cours de mon existence, Stephen, qui me mettaient en présence du même dilemme… il faut croire qu’ils sont tous logés à la même enseigne.
– Vraiment ? Alors jugez-en… L’Acier Mondial signale une surproduction de vingt mille tonnes. Le Canal Mexicain a un retard de deux mois sur son programme. Les mines de mercure d’Almaden ont subi une baisse de production depuis le printemps dernier, tandis que les Usines Hydroponiques de Tientsin débauchent du personnel. Ce sont là des indications qui me viennent à l’esprit en ce moment. Mais il y a d’autres exemples du même genre.
– Ces faits présentent-ils de la gravité ? Je ne suis pas suffisamment versée en sciences économiques pour discerner les redoutables conséquences d’un tel état de choses.
– Ils ne présentent aucune gravité en eux-mêmes. Si la situation s’aggrave, nous pourrons envoyer des experts aux mines d’Almaden. Les ingénieurs en hydroponique peuvent être utilisés à Java ou à Ceylan, s’ils sont en surnombre à Tientsin. Vingt mille tonnes d’acier en excédent seront absorbées en quelques jours par la demande mondiale, et l’ouverture du Canal Mexicain deux mois après la date prévue n’a qu’une importance relative. Ce sont les Machines qui m’inquiètent… J’en ai déjà parlé à votre directeur de recherches.
– Vincent Silver ?… il ne m’a rien dit à ce propos.
– Je lui ai demandé de n’en parler à personne.
– Et que vous a-t-il dit ?
– Permettez-moi d’aborder ce sujet au moment opportun. Je voudrais vous parler des Machines en premier lieu. Et si je veux vous entretenir de ce sujet, c’est que vous êtes la seule personne au monde à connaître suffisamment les robots pour pouvoir me venir en aide,… Puis-je philosopher un peu ?
– Ce soir, Stephen, vous pouvez me parler de ce que vous voulez et comme vous le voulez, à condition que vous me disiez tout d’abord ce que vous entendez prouver.
– Que des déséquilibres minimes tels que ceux qui viennent troubler la perfection de notre système de production et de consommation peuvent constituer un premier pas vers la guerre finale.
– Hum ! Poursuivez.
Susan Calvin ne permit pas à son corps de se détendre en dépit du confort raffiné que lui assurait le dessin du fauteuil où elle avait pris place. Son visage froid, aux lèvres minces, sa voix incolore et égale constituaient des traits caractéristiques de sa personnalité, qui s’accentuaient avec l’âge. Et bien que Stephen Byerley fût un homme pour lequel elle pouvait éprouver de l’affection et de la confiance, elle approchait de soixante-dix ans et les habitudes d’une vie entière ne se modifient pas facilement.
– Chaque période du développement humain, dit le Coordinateur, suscite son genre particulier de conflits… son type propre de problèmes, que la force seule serait apparemment capable de résoudre. Et, chose paradoxale, à chaque fois la force s’est révélée incapable de résoudre réellement le problème. Au lieu de cela, il s’est poursuivi à travers une série de conflits, pour s’évanouir enfin de lui-même avec… comment dirais-je… non pas un coup de tonnerre, mais un gémissement, en même temps que changeait le contexte économique et social. Puis surgissaient de nouveaux problèmes, et une nouvelle série de guerres… selon un cycle indéfiniment renouvelé.
– Considérons les temps relativement modernes. Nous avons vu les séries de guerres dynastiques du XVIe au XVIIIe siècle, où la plus importante question en Europe était de savoir qui, des Habsbourg et des Bourbons-Valois, dominerait le continent. C’était l’un de ces « conflits inévitables » puisque de toute évidence l’Europe ne pouvait pas exister moitié sous la domination de l’un, moitié sous celle de l’autre.
– C’est pourtant ce qui se produisit, et jamais guerre ne réussit à balayer l’un au profit de l’autre, jusqu’au jour où la naissance d’une nouvelle atmosphère sociale en France, en 1789, fit basculer d’abord les Bourbons, et peu après les Habsbourg, dans le vide-ordures qui devait les précipiter dans l’incinérateur de l’Histoire.
– D’autre part, au cours des mêmes siècles se déroulèrent les guerres religieuses les plus barbares, dont l’important enjeu était de déterminer si l’Europe serait catholique ou protestante. Pas question de partager leurs zones d’influence par moitiés. Il était inévitable que l’épée en décidât… Hélas, elle ne décida de rien du tout. Un nouvel industrialisme naissait en Angleterre, et sur le continent un nouveau nationalisme. L’Europe demeura scindée en deux moitiés jusqu’à ce jour, et nul ne s’en inquiéta guère.
– Au cours des XIXe et XXe siècles se déroula un cycle de guerres nationalistes-impérialistes. Cette fois la question la plus importante consistait à trancher quelles parties de l’Europe contrôleraient les ressources économiques et les capacités de consommation des pays extra-européens. Tous les pays extra-européens ne pouvaient évidemment pas exister en étant en partie anglais, en partie français, en partie allemands et ainsi de suite… Jusqu’au moment où les forces du nationalisme se furent suffisamment étendues, si bien que les pays extra-européens mirent fin à ce que les guerres se trouvaient impuissantes à terminer, en décidant de vivre, fort confortablement d’ailleurs, dans un statut entièrement extra-européen.
– De telle sorte que nous avons une sorte de patron…
– Oui, Stephen, vous le démontrez clairement, dit Susan Calvin, mais ce ne sont pas là des observations très nouvelles.
– Sans doute… mais c’est presque toujours l’arbre qui cache la forêt. C’est aussi évident que le nez au milieu de la figure, dit-on. Mais dans quelle mesure pouvez-vous apercevoir votre nez à moins qu’on ne vous tende un miroir ? Au XXe siècle, Susan, nous avons déclenché un nouveau cycle de guerres… comment pourrait-on les appeler ? Des guerres idéologiques ? Les passions suscitées par les religions s’appliquant aux systèmes économiques plutôt qu’à des concepts surnaturels ? De nouveau les guerres étaient « inévitables » et cette fois il existait des armes atomiques si bien que l’humanité ne pouvait plus désormais subir les mêmes tourments sans déboucher sur l’holocauste définitif… Puis vinrent les robots positroniques.
– Ils survinrent à temps, amenant dans leur sillage les voyages interplanétaires. Désormais il sembla moins important que le monde se pliât aux préceptes d’Adam Smith ou de Karl Marx. Ni l’un ni l’autre n’avaient plus guère de sens étant donné les nouvelles circonstances. Les deux systèmes durent s’adapter et aboutirent pratiquement au même point.
– Un deus ex machina, en quelque sorte, et dans les deux sens du terme, dit sèchement le Dr Calvin.
Le Coordinateur eut un sourire indulgent.
– C’est la première fois que je vous entends faire un jeu de mots, Susan, mais il tombe parfaitement juste. Il y avait pourtant un autre danger. La solution de chaque problème ne faisait qu’en susciter un nouveau. Notre nouvelle économie mondiale fondée sur les robots peut engendrer ses propres problèmes et c’est pour cette raison que nous avons des Machines. L’économie terrestre est stable et demeurera stable, car elle est fondée sur les décisions de machines à calculer qui se préoccupent essentiellement du bien de l’humanité grâce à la puissance irrésistible de la Première Loi de la Robotique.
– Et bien que les machines ne soient rien d’autre que le plus vaste conglomérat de circuits jamais inventé, elles demeurent néanmoins des robots soumis aux impératifs de la Première Loi, si bien que l’économie générale de la planète demeure en accord avec les intérêts bien compris de l’Homme. Les populations de la Terre savent que n’interviendront jamais le chômage, la surproduction, ou la raréfaction des produits. Le gaspillage et la famine ne sont plus que des mots dans les manuels d’histoire. Si bien que le problème de la propriété des moyens de production devient un terme vide de sens. Quel que pût en être le propriétaire – si une telle expression a encore un sens –, qu’il s’agisse d’un homme, d’un groupe, d’une nation ou de l’humanité entière, ils ne pouvaient être utilisés qu’en vertu des directives des Machines… non que les hommes y fussent contraints, mais c’était la solution la plus sage et les hommes ne l’ignoraient pas.
– Ce fut la fin de la guerre, non seulement du dernier cycle de guerres, mais du suivant et de toutes les guerres. A moins que…
Il y eut un long silence et le Dr Calvin l’encouragea à reprendre le fil de son discours en répétant :
– A moins que… ?
La flamme tomba dans le foyer, lécha les contours d’une bûche puis jaillit de nouveau.
– A moins que, poursuivit le Coordinateur, les Machines cessent d’accomplir leurs fonctions.
– Je vois. Et c’est-là où interviennent ces déséquilibres minimes dont vous parliez il y a quelques instants… l’acier, l’hydroponique et le reste.
– Exactement. Ces erreurs sont inconcevables. Le Dr Silver m’affirme qu’elles sont tout à fait impossibles.
– Nie-t-il les faits ? Ce serait bien surprenant !
– Non, il les admet, bien entendu. Je suis injuste envers lui. Ce qu’il nie, c’est que ces prétendues – je le cite textuellement – erreurs proviennent de quelque faute de calcul dont la machine serait responsable. Il prétend que les Machines se corrigent automatiquement et qu’il faudrait violer les lois fondamentales de la nature pour qu’une erreur puisse se produire dans les circuits de relais. C’est pourquoi…
– … vous avez dit : faites-les vérifier par les techniciens pour s’assurer que tout fonctionne correctement.
– Vous lisez dans mes pensées, Susan. Ce sont mes propres paroles. Mais il m’a dit qu’il ne pouvait pas le faire.
– Il était trop occupé ?
– Non, il m’a répondu qu’aucun homme n’en était capable. Il m’a parlé en toute franchise. Selon lui, les Machines sont une gigantesque extrapolation. Prenons un exemple : une équipe de mathématiciens travaille pendant plusieurs années aux calculs d’un cerveau positronique conçu pour effectuer des calculs similaires. En se servant du cerveau, ils se livrent à de nouveaux calculs pour créer un cerveau encore plus complexe, lequel sert à son tour pour en établir un troisième et ainsi de suite. Si j’en crois Silver, ce que nous appelons les Machines est le résultat de dix opérations similaires.
– Oui, j’ai déjà entendu cela quelque part. Heureusement je ne suis pas mathématicienne… Pauvre Vincent ! Il est jeune, ses prédécesseurs, Alfred Lanning et Peter Bogert, sont morts, et ils n’ont pas dû affronter de tels problèmes. Ni moi-même d’ailleurs. Le moment est peut-être venu pour les roboticiens de mourir puisqu’ils ne peuvent plus comprendre leurs propres créations.
– Apparemment non. Les Machines ne sont pas des super-cerveaux dans le sens que leur donnent les bandes dessinées. C’est simplement que, dans leur spécialité – la collecte et l’analyse d’un nombre quasi infini d’informations en un temps infinitésimal –, elles ont progressé au-delà de toute possibilité de contrôle humain.
– Ensuite j’ai tenté autre chose. J’ai posé la question à la Machine elle-même. Dans le secret le plus rigoureux, nous lui avons fourni les informations originelles dans la décision concernant l’acier, sa propre réponse, et les développements actuels depuis ce moment… c’est-à-dire la surproduction… nous lui avons ensuite demandé des explications sur cette divergence.
– Bien. Et quelle fut la réponse ?
– Je puis vous la citer textuellement : La question n’exige aucune explication.
– Et comment Vincent a-t-il interprété cela ?
– De deux manières. Ou bien nous n’avions pas fourni à la Machine suffisamment d’informations pour lui permettre de nous donner une réponse sans ambiguïté, ce qui était improbable et le Dr Silver l’admit parfaitement ; ou bien il était impossible à la Machine d’admettre qu’elle pouvait donner une réponse à des informations impliquant qu’il pouvait en résulter des dommages pour un être humain. Ce qui ressortit naturellement de la Première Loi. Puis le Dr Silver me recommanda de vous consulter.
Susan Calvin semblait profondément lasse.
– Je suis vieille, Stephen. A la mort de Peter Bogert, on a voulu me nommer Directeur des Recherches mais j’ai refusé. Je n’étais plus jeune à l’époque et je ne désirais pas assumer une telle responsabilité. On confia donc le poste au jeune Silver et je fus pleinement satisfaite de cette décision ; aujourd’hui je n’en suis pas plus avancée si l’on m’entraîne dans une pareille pétaudière.
– Stephen, permettez-moi de préciser ma position. Mes recherches comportent en effet l’interprétation de la conduite des robots, en me fondant sur les Trois Lois de la Robotique. Or, nous avons affaire à ces incroyables machines à calculer. Ce sont des robots positroniques et par conséquent elles obéissent aux Lois de la Robotique. Mais elles n’ont pas de personnalité ; c’est-à-dire que leurs fonctions sont extrêmement limitées… Il le faut bien puisqu’elles sont tellement spécialisées. Il leur reste donc fort peu de place pour l’interaction des Lois, et la seule méthode d’attaque que je possède est pratiquement inopérante. En un mot, je ne vois pas en quoi je puis vous aider, Stephen.
Le Coordinateur eut un rire bref.
– Permettez-moi néanmoins de vous exposer le reste. Je vais vous donner mes théories et peut-être pourrez-vous ensuite me dire si elles sont applicables à la lumière de la robopsychologie.
– Je vous en prie.
– Puisque les Machines nous donnent des réponses erronées, et qu’on assure qu’elles ne peuvent pas se tromper, il ne reste qu’une possibilité : on leur fournit des informations fausses ! En d’autres termes, le défaut est d’origine humaine et non point robotique. J’ai donc effectué ma récente inspection planétaire…
– A l’issue de laquelle vous venez de rentrer à New York.
– En effet. C’était nécessaire, voyez-vous, puisque les Machines sont au nombre de quatre, et que chacune d’elles s’occupe d’une Région planétaire. Et toutes les quatre fournissent des résultats imparfaits !
– Cela coule de source, Stephen. Si l’une des Machines est imparfaite, cela apparaîtra obligatoirement dans les résultats fournis par les trois autres, puisque chacune des autres s’appuie pour former ses propres décisions sur la perfection de l’imparfaite quatrième. Une telle assertion suffira pour qu’elles donnent des réponses erronées.
– C’est bien ce qu’il me semblait. J’ai ici l’enregistrement de mes conversations avec chacun des Coordinateurs Régionaux. Voulez-vous les parcourir avec moi ?… Oh, et tout d’abord avez-vous entendu parler de la Société pour l’Humanité ?
– En effet. C’est une ramification des Fondamentalistes qui a empêché l’U.S. Robots d’employer une main-d’œuvre de robots positroniques sous prétexte de concurrence déloyale. La Société pour l’Humanité est elle-même anti-Machines, n’est-ce pas ?
– Oui, oui, mais vous verrez. Commençons-nous ? Nous allons débuter par la Région Est.
– Comme vous voudrez…
REGION EST a
– Superficie : 19 200 000 de kilomètres carrés. b
– Population : 1 700 000 000 d’habitants. c
– Capitale : Shanghai.
L’arrière-grand-père de Ching Hso-lin avait été tué au cours de l’invasion japonaise de la vieille République chinoise, et nul, à part ses enfants, n’avait pleuré sa perte ni n’en avait même été averti. Le grand-père de Ching Hso-lin avait survécu à la guerre civile des années 40, mais nul, à part ses enfants, n’en avait rien su et ne s’en était préoccupé.
Pourtant Ching Hso-lin était Vice-Coordinateur régional et s’occupait du bien-être économique de la moitié de la population de la Terre.
Peut-être est-ce en considération de ce fait que Ching ne possédait que deux cartes pour tout ornement, dans son bureau. L’une était un vieux document tracé à la main, représentant un arpent de terre ou deux et portant les pictogrammes, actuellement tombés en désuétude, de la Chine antique. Une petite crique était dessinée de biais sur des lignes passées et l’on distinguait les délicats coups de pinceau indiquant des huttes basses, dans l’une desquelles était né le grand-père de Ching.
La seconde carte était immense, d’un graphisme précis, avec tous les noms inscrits en caractères cyrilliques soignés. La frontière rouge qui délimitait la Région Est englobait dans son enceinte tout ce qui avait été autrefois la Chine, les Indes, la Birmanie, l’Indochine et l’Indonésie. Sur cette carte, dans la vieille province de Szechuan, se trouvait une petite marque si légère que nul ne pouvait la voir et qui indiquait l’emplacement de la ferme ancestrale de Ching.
Ching se tenait debout devant ces cartes et s’adressait à Stephen Byerley dans un anglais précis.
– Nul mieux que vous ne sait, monsieur le Coordinateur, que ma fonction est plutôt une sinécure. Elle comporte un certain lustre social, et je sers de point focal fort commode pour l’administration, mais par ailleurs c’est la Machine qui accomplit tout le travail. Que pensez-vous par exemple des établissements hydroponiques de Tientsin ?
– Extraordinaires ! dit Byerley.
– Ce n’est pourtant qu’une unité parmi des douzaines et elle n’est pas la plus grande. Shanghai, Calcutta, Batavia, Bangkok… elles sont largement développées et permettent de nourrir une population d’un milliard sept cent millions d’habitants.
– Cependant, dit Byerley, vous avez du chômage à Tientsin. Est-il possible que vous produisiez trop ? Il est invraisemblable de penser que l’Asie puisse souffrir d’un excédent de vivres.
Les yeux noirs de Ching se plissèrent :
– Non, nous n’en sommes pas encore là. Il est vrai qu’au cours des derniers mois plusieurs réservoirs ont été fermés à Tientsin, mais ce n’est pas très sérieux. Les hommes ont été mis à pied temporairement et ceux qui acceptent de travailler loin de chez eux ont été embarqués pour Colombo, où un nouvel établissement vient de s’ouvrir.
– Pourquoi a-t-il fallu fermer les réservoirs ?
Ching sourit aimablement :
– Vous ne connaissez pas grand-chose à l’hydroponique, il me semble. Cela n’a rien de surprenant. Vous êtes un homme du Nord, où la culture du sol est encore rentable. Il est de bon ton, dans le Nord, de penser à l’hydroponique – lorsqu’on y pense – comme un procédé pour faire pousser des navets dans une solution chimique, ce qui est exact… d’une manière extrêmement compliquée.
– Tout d’abord, les plus grandes cultures, et de loin, concernent la levure, dont le pourcentage est d’ailleurs en augmentation. Nous avons plus de deux mille filtres à levure en production et de nouvelles unités viennent s’y ajouter chaque mois. Les aliments de base chimiques des différentes levures sont les nitrates et les phosphates parmi les produits inorganiques, en même temps que les quantités convenables de traces métalliques nécessaires et les doses infinitésimales par million de volume de bore et de molybdène indispensables. Les matières organiques sont surtout représentés par des mixtures sucrées dérivées de l’hydrolyse de la cellulose, mais il faut y ajouter divers éléments alimentaires.
– Pour obtenir une industrie hydroponique florissante – capable de nourrir dix-sept cents millions d’habitants – nous devrons entreprendre un immense programme de reboisement à travers l’Est ; nous devrons construire d’immenses usines de conversion du bois pour exploiter convenablement nos jungles du Sud ; nous devrons posséder des ressources énergétiques, de l’acier et par-dessus tout des matières de synthèse chimique.
– Pourquoi ces dernières ?
– Parce que ces filtres de levure possèdent chacun leurs propriétés particulières. Nous avons mis en place deux mille filtres, comme je vous l’ai dit. Le bifteck que vous avez cru manger aujourd’hui était de la levure. Les fruits gelés que vous avez consommés au dessert étaient de la levure. Nous avons filtré du jus de levure qui avait le goût, l’apparence et toute la valeur nutritive du lait.
– C’est la saveur plus que tout le reste, voyez-vous, qui rend populaire l’alimentation à la levure et c’est pour obtenir la saveur que nous avons développé des filtres artificiels domestiqués qui ne peuvent désormais plus se contenter d’un régime à base de sels et de sucre. L’un exige de la biotine ; un autre de l’acide ptéroylglutamique ; d’autres encore réclament dix-sept différents acides aminés en même temps que toutes les vitamines B sauf une. Pourtant elle connaît une grande popularité et nous ne pouvons l’abandonner…
Byerley s’agita sur son siège :
– Pourquoi me dites-vous tout cela ?
– Vous m’avez demandé, monsieur, pourquoi il y a du chômage à Tientsin. Je vous dois quelques autres explications. Ce n’est pas seulement que nous ayons besoin de ces divers éléments nutritifs pour nos levures ; mais il nous faut encore compter avec l’engouement passager des populations pour certaines productions et la possibilité de mettre en chantier de nouveaux filtres producteurs, correspondant au goût du jour. Tout cela doit être prévu et c’est la Machine qui s’en charge…
– Mais imparfaitement…
– Mon Dieu, pas tellement, si l’on songe aux complications que je viens de mentionner. Sans doute quelques milliers de travailleurs se trouvent temporairement sans emploi à Tientsin. Mais si l’on veut bien réfléchir, le coefficient total d’erreur, aussi bien en excédent qu’en déficit, entre la demande et la production, au cours de l’année dernière, n’atteint pas un pour mille. J’estime que…
– Il n’en reste pas moins qu’au cours des premières années, ce chiffre était plus proche d’un pour cent mille.
– Pardon, mais au cours des dix années qui se sont écoulées depuis que la Machine a commencé sérieusement ses opérations, nous nous en sommes servis pour décupler notre ancienne industrie de production de levure. Il est normal que les imperfections augmentent parallèlement à la complexité, bien que…
– Bien que… ?
– Il y ait eu le curieux exemple de Rama Vrasayana.
– Que lui arriva-t-il ?
– Vrasayana dirigeait une usine d’évaporation de saumure pour la production de l’iode, dont la levure peut se passer mais non pas les humains. Son usine fut obligée de déclarer forfait.
– Vraiment ? Et par quoi y fut-elle contrainte ?
– Par la concurrence. En général l’une des principales fonctions de la Machine est d’indiquer la répartition la plus efficace de nos unités de production. Il est évidemment désavantageux que certains secteurs soient insuffisamment approvisionnés, car dans ce cas les frais de transport interviennent pour une proportion trop grande dans la balance générale. De même, il est désavantageux qu’un secteur soit trop abondamment approvisionné, car les usines doivent fonctionner au-dessous de leur capacité, à moins qu’elles n’entrent dans une compétition préjudiciable les unes avec les autres. Dans le cas de Vrasayana, une nouvelle usine fut installée dans la même ville, avec un système doté d’un meilleur rendement d’extraction.
– La Machine l’a permis ?
– Certainement. Cela n’a rien de surprenant. Le nouveau système se répand largement. Le plus surprenant de l’affaire c’est que la Machine n’avertit pas Vrasayana de rénover ses installations… mais peu importe. Vrasayana accepta un poste d’ingénieur dans la nouvelle usine et, si ses responsabilités et ses émoluments sont moins importants, on ne peut pas dire qu’il en ait véritablement pâti. Les travailleurs ont facilement trouvé un emploi ; l’ancienne usine a été reconvertie d’une façon ou d’une autre. Mais elle conserve son utilité. Nous avons laissé à la Machine le soin de tout régler.
– Et par ailleurs, vous ne recevez pas de doléances ?
– Pas la moindre !
REGION TROPICALE a
– Superficie : 56 000 000 de kilomètres carrés. b
– Population : 500 000 000 d’habitants. c
– Capitale : Capital City.
La carte qui figurait dans le bureau de Lincoln Ngoma était fort loin d’égaler la précision et la netteté dont se prévalait celle de Ching, dans son domaine de Shanghai. Les frontières de la Région Tropicale de Ngoma étaient tracées au crayon bistre et entouraient une magnifique aire intérieure étiquetée « jungle », « désert » et « ici éléphants et toutes sortes de bêtes étranges ».
Cette frontière avait une vaste étendue car, en superficie, la Région Tropicale englobait la majeure partie de deux continents : toute l’Amérique du Sud, au nord de l’Argentine et toute l’Afrique, au sud de l’Atlas. Elle comprenait également l’Amérique du Nord au sud du Rio Grande et même l’Arabie et l’Iran, en Asie. C’était l’inverse de la Région Est. Tandis que les fourmilières de l’Orient renfermaient la moitié de l’humanité dans 15 % des terres émergées, les Tropiques dispersaient leurs 15 % d’humanité sur près de la moitié de ces mêmes surfaces.
Mais elle était en pleine croissance. C’était la seule Région dont la population s’accroissait davantage par l’immigration que par les naissances… Et elle avait de quoi employer tous ceux qui se présentaient.
Aux yeux de Ngoma, Stephen Byerley ressemblait à l’un de ces immigrants au visage pâle, en quête d’un travail créateur qui leur permettrait de transformer une nature hostile en lui donnant la douceur nécessaire à l’homme, et il ressentait instinctivement le dédain de l’homme fort né sous les impitoyables Tropiques pour les infortunés à face d’endive qui avaient vu le jour sous un soleil plus froid.
Les Tropiques possédaient la capitale la plus récente de toute la Terre et on l’appelait tout simplement « Capital City » avec la sublime confiance de la jeunesse. Elle s’étendait avec luxuriance sur les fertiles plateaux du Nigeria, et à l’extérieur des fenêtres de Ngoma, très loin en contrebas, grouillaient la vie et la couleur ; le brillant, brillant soleil et les rapides averses diluviennes. Le caquetage des oiseaux couleur d’arc-en-ciel lui-même était plein de vivacité et les étoiles étaient de fines pointes d’épingle dans la nuit sombre.
Ngoma riait. Il était grand, il était beau, avec un visage sombre, plein de force.
– Sans doute, disait-il, et son anglais familier lui remplissait la bouche, le Canal Mexicain a du retard sur son programme. Et après ? N’empêche qu’on le terminera un jour ou l’autre, mon vieux.
– Il y a six mois, les travaux progressaient encore normalement.
Ngoma regarda Byerley, coupa lentement l’extrémité d’un cigare avec ses dents, le recracha et alluma l’autre bout.
– S’agit-il d’une enquête officielle, Byerley ? Que se passe-t-il ?
– Rien, rien du tout. Simplement, il entre dans mon rôle de Coordinateur d’être curieux.
– A vrai dire, vous tombez au mauvais moment. D’ailleurs nous sommes toujours à court de main-d’œuvre. Ce ne sont pas les travaux qui manquent dans les Tropiques. Le Canal n’est que l’un d’eux…
– Mais votre Machine ne vous donne-t-elle pas les prévisions en main-d’œuvre disponible pour le Canal… en tenant compte des autres travaux en cours ?
Ngoma posa une main derrière son cou et souffla des ronds de fumée vers le plafond :
– Elle s’est légèrement trompée.
– Lui arrive-t-il souvent de se tromper légèrement ?
– Pas tellement… Nous n’attendons pas trop de sa part, Byerley. Nous lui fournissons des informations. Nous recueillons les résultats. Nous nous conformons à ses décisions. Mais elle ne constitue pour nous qu’une commodité ; un dispositif destiné à nous économiser la besogne, ni plus ni moins ; nous pourrions nous en passer s’il le fallait. Ce serait plus difficile, moins rapide peut-être. Mais le travail serait fait.
– Nous avons confiance, Byerley, c’est là notre secret. Confiance ! Nous disposons de terres nouvelles qui nous attendaient depuis des milliers d’années, tandis que le reste du monde était déchiré par les querelles sordides de l’ère pré-atomique. Nous ne sommes pas réduits à manger de la levure comme les gens de l’Est et nous n’avons pas à nous préoccuper comme vous, gens du Nord, des séquelles rancies du siècle précédent.
– Nous avons exterminé la mouche tsé-tsé et le moustique anophèle, et les gens découvrent à présent qu’ils peuvent vivre au soleil et s’y plaire. Nous avons défriché les jungles et découvert de l’humus ; nous avons irrigué les déserts et découvert des jardins. Nous avons du charbon et du pétrole en réserve intacts, et des minéraux innombrables.
– Qu’on nous fiche la paix, c’est tout ce que nous demandons au reste du monde… qu’on nous fiche la paix et qu’on nous laisse travailler.
– Mais le Canal, dit Byerley prosaïquement, n’avait pas de retard il y a six mois. Que s’est-il passé ?
Ngoma étendit les mains.
– Des difficultés de main-d’œuvre.
Il fouilla dans une pile de papiers sur sa table de travail et y renonça.
– Il y a là-dedans un document sur la question, murmura-t-il, mais peu importe. Il s’est produit une crise de main-d’œuvre au Mexique, à un certain moment, à propos de femmes. Il n’y avait pas suffisamment de femmes dans le voisinage. Apparemment, nul n’avait pensé à fournir des informations sexuelles à la Machine.
Il s’interrompit pour rire avec ravissement puis reprit son sérieux.
– Attendez une minute. J’ai son nom sur le bout des lèvres… Villafranca !
– Villafranca ?
– Francisco Villafranca… c’était l’ingénieur qui dirigeait les travaux. Attendez que je mette de l’ordre dans mes idées. Voyons… Il s’est produit quelque chose… un éboulement… c’est cela, c’est cela. Il n’y eut pas mort d’homme, si je me souviens bien… mais quel scandale !
– Tiens ?
– Une erreur s’était glissée dans ses calculs… C’est du moins ce que dit la Machine. On lui avait fourni les documents de Villafranca, ses prévisions et ainsi de suite, la nature du terrain sur lequel il avait commencé les travaux. La Machine donna des réponses différentes. Il semble que les données utilisées par Villafranca ne tenaient pas compte de l’effet des importantes chutes de pluie sur les parois de la taille… ou quelque chose de ce genre. Je ne suis pas ingénieur, vous comprenez.
– Quoi qu’il en soit, Villafranca protesta avec la dernière énergie. Il prétendit que la Machine ne lui avait pas fourni les mêmes réponses la première fois. Qu’il avait suivi fidèlement ses indications. Là-dessus il donne sa démission ! Nous lui avons offert de le garder… son travail nous avait donné satisfaction jusqu’à présent… Dans un emploi subalterne, naturellement… impossible de faire autrement… des erreurs ne peuvent passer inaperçues… c’est fâcheux pour la discipline… Où en étais-je ?
– Vous lui avez offert de le garder.
– Ah oui ! Il a refusé… En somme nous n’avons que deux mois de retard. C’est-à-dire presque rien.
Byerley étendit la main et ses doigts vinrent tambouriner légèrement sur la table.
– Villafranca accusait la Machine, n’est-ce pas ?
– Il n’allait tout de même pas s’accuser lui-même ? Voyons les choses en face ; la nature humaine est une vieille amie. En outre, il me vient autre chose à la mémoire… Pourquoi diable ne puis-je jamais retrouver les documents lorsque j’en ai besoin ? Mon système de classement ne vaut pas un pet de lapin !… Ce Villafranca était membre de l’une de vos organisations nordiques. Le Mexique est trop proche du Nord. C’est de là que vient en partie le mal.
– De quelle organisation parlez-vous ?
– De la Société pour l’Humanité, comme on l’appelle. Villafranca assistait régulièrement aux conférences annuelles à New York. Une bande de cerveaux fêlés mais inoffensifs… Ils n’aiment pas les Machines ; prétendent qu’elles détruisent l’initiative humaine. C’est pourquoi Villafranca ne pouvait faire autrement que de faire retomber le blâme sur la Machine… Personnellement, je ne comprends rien à ce groupe. A voir Capital City, dirait-on que la race humaine est en train de perdre son esprit d’initiative ?
Et Capital City s’étirait dans sa gloire dorée sous un soleil éclatant… la plus récente création de l’Homo metropolis.
REGION EUROPEENNE a
– Superficie : 10 000 000 de kilomètres carrés. b
– Population : 300 000 000 d’habitants. c
– Capitale : Genève.
La Région Européenne constituait une anomalie sous plusieurs aspects. En superficie, elle était de loin la plus petite, puisqu’elle n’atteignait pas le cinquième de la surface de la Région Tropicale, et sa population n’était pas le cinquième de celle de la Région Est. Géographiquement, elle n’était semblable qu’approximativement à l’Europe pré-atomique, puisqu’elle excluait ce qui avait été la Russie d’Europe et les Îles Britanniques, tandis qu’elle comprenait les côtes méditerranéennes de l’Afrique et de l’Asie et, par un étrange bond au-dessus de l’Atlantique, l’Argentine, le Chili et l’Uruguay.
Cette configuration n’était pas de nature à améliorer son statut vis-à-vis des autres Régions de la Terre, sauf en ce que les provinces sud-américaines lui conféraient de vigueur. De toutes les Régions, elle était la seule à subir une baisse démographique par rapport au demi-siècle écoulé. Elle était la seule à ne pas avoir développé ses moyens de production et à n’avoir offert rien de radicalement nouveau à la culture humaine.
– L’Europe, dit Mme Szegeczowska dans son doux parler français, est essentiellement une dépendance économique de la Région Nord. Nous le savons et n’en avons cure.
Et en manière d’acquiescement résigné de ce défaut d’individualité, il n’existait aucune carte d’Europe sur les murs du bureau de Mme la Coordinatrice.
– Et pourtant, fit remarquer Byerley, vous disposez d’une Machine personnelle, et vous n’êtes certainement pas soumise à la moindre pression économique de la part des territoires outre-Atlantique.
– Une Machine ? Bah !
Elle haussa ses délicates épaules, et laissa un mince sourire errer sur son visage tandis qu’elle prenait une cigarette de ses longs doigts fuselés :
– L’Europe est somnolente. Et ceux de nos hommes qui n’émigrent pas aux Tropiques somnolent également. N’est-ce pas à moi, faible femme, qu’incombe la charge de Vice-Coordinateur ? Fort heureusement, le travail n’est pas difficile et l’on n’attend pas trop de moi.
– Pour ce qui est de la Machine… que peut-elle dire si ce n’est : Faites ceci, c’est ce qui vous convient le mieux. Mais qu’est-ce qui nous convient le mieux ? D’être sous la dépendance économique de la Région Nord.
– Est-ce tellement terrible après tout ? Pas de guerres ! Nous vivons en paix… et c’est bien agréable après sept mille ans de guerre. Nous sommes vieux, monsieur. Dans nos frontières se trouve le berceau de la civilisation occidentale. Nous avons l’Egypte et la Mésopotamie ; la Crète et la Syrie ; l’Asie Mineure et la Grèce… Mais la vieillesse n’est pas nécessairement une période malheureuse. Ce peut être un épanouissement…
– Vous avez peut-être raison, dit Byerley aimablement, du moins le rythme de la vie y est-il moins intense que dans les autres Régions. On y respire une atmosphère agréable.
– N’est-ce pas ?… On apporte le thé, monsieur. Si vous voulez bien indiquer vos préférences en matière de crème et de sucre… Merci.
Elle but une gorgée et continua :
– Agréable en effet. Que le reste du monde se livre à cet incessant combat ! Je découvre ici un parallèle, et des plus intéressants. Il fut un temps où Rome était la maîtresse du monde. Elle avait adopté la culture et la civilisation de la Grèce ; une Grèce qui n’avait jamais été unie, qui s’était ruinée dans la guerre et qui finissait dans une décadence crasseuse. Rome lui apporta l’unité, la paix et lui permit de mener une vie sans gloire. Elle se consacra à ses philosophies et à ses arts, loin du fracas des armes et des troubles de la croissance. C’était une sorte de mort, mais reposante, qui dura quatre cents ans, avec quelques interruptions mineures.
– Pourtant, dit Byerley, Rome finit par tomber et ce fut la fin du sommeil enchanté.
– Il n’existe plus de barbares pour renverser la civilisation.
– Nous pouvons être nos propres barbares, madame Szegeczowska… Oh ! à propos, je voulais vous poser une question. Les mines de mercure d’Almaden ont subi une terrible chute de production. Les réserves de minerai ne s’épuisent sûrement pas plus vite que prévu ?
Les yeux gris de la petite femme se posèrent avec perspicacité sur Byerley.
– Les barbares… la chute de la civilisation… une défaillance possible de la Machine. Le cheminement de votre pensée est fort transparent en vérité, cher monsieur.
– Vraiment ? (Byerley sourit.) Voilà ce que c’est que d’avoir affaire à des hommes, comme cela m’est arrivé jusqu’à présent !… Vous estimez donc que l’affaire d’Almaden est la faute de la Machine ?
– Pas du tout, mais c’est vous qui le pensez, à mon avis. Vous êtes originaire de la Région Nord. Le bureau central de Coordination se trouve à New York… et je crois que les gens du Nord ne font pas tellement confiance à la Machine, je l’ai remarqué depuis un certain temps.
– Tiens, tiens !
– Il y a votre Société pour l’Humanité qui est forte dans le Nord, mais qui naturellement ne parvient pas à trouver beaucoup de recrues dans notre vieille Europe fatiguée. Or, celle-ci est toute disposée à laisser la faible humanité s’occuper de ses propres oignons, pendant quelque temps encore. Sûrement vous appartenez au Nord confiant et non point au vieux continent cynique.
– Ce propos a-t-il quelque rapport avec Almaden ?
– J’en suis persuadée. Les mines sont sous le contrôle de la Cinnabar Consolidated, qui est sans nul doute possible une compagnie nordique dont le siège social est à Nikolaev. Personnellement, je me demande si le Comité Directeur a jamais consulté la Machine. Au cours de la conférence du mois dernier, ses membres ont prétendu le contraire et naturellement nous ne possédons pas la preuve qu’ils mentent, mais je ne croirais pas un Nordique sur parole à ce sujet – soit dit sans vous offenser – en n’importe quelle circonstance… Néanmoins, je pense que tout se terminera pour le mieux.
– Comment l’entendez-vous, chère madame ?
– Il vous faut comprendre que les irrégularités économiques des derniers mois, bien que minimes comparées aux grandes tempêtes du passé, sont de nature à troubler profondément nos esprits saturés de paix et ont causé une agitation considérable dans la province espagnole. Si j’ai bien compris, la Cinnabar Consolidated est en passe d’être vendue à un groupe d’Espagnols autochtones. C’est un fait consolant. Si nous sommes les vassaux économiques du Nord, il est humiliant que le fait soit annoncé à tous les échos… Et l’on peut faire davantage confiance à nos citoyens pour suivre les prescriptions de la Machine.
– Par conséquent vous estimez que ces défaillances ne se reproduiront pas ?
– J’en suis certaine… du moins à Almaden.
REGION NORD a
– Superficie : 46 000 000 de kilomètres carrés. b
– Population : 800 000 000 d’habitants. c
– Capitale : Ottawa.
La Région Nord, sous plus d’un aspect, occupait le sommet de l’échelle. Ce fait était amplement démontré par la carte affichée dans le bureau du Vice-Coordinateur Hiram Mackenzie, dont le pôle Nord occupait le centre. A l’exception de l’enclave européenne avec ses régions scandinave et islandaise, tout le périmètre arctique faisait partie de la Région Nord.
Grosso modo, on pouvait la diviser en deux aires principales. Sur la gauche de la carte se trouvait toute l’Amérique du Nord, au-dessus du Rio Grande. A droite, tous les territoires qui avaient autrefois constitué l’Union soviétique. Ensemble, ces aires représentaient la véritable puissance de la planète dans les premières années de l’ère atomique. Entre les deux se trouvait la Grande-Bretagne, langue de la Région léchant l’Europe. Au sommet de la carte, distordues en formes étranges et gigantesques, se trouvaient l’Australie et la Nouvelle-Zélande, également provinces dépendant de la Région.
Tous les changements intervenus au cours des décennies écoulées n’avaient rien pu changer au fait que le Nord était le dirigeant économique de la planète.
On pouvait discerner une sorte de symbolisme ostentatoire dans le fait que, de toutes les cartes régionales officielles que Byerley avait pu voir, seule celle de Mackenzie représentait toute la Terre, comme si le Nord ne craignait aucune concurrence, n’avait besoin d’aucun favoritisme pour faire état de sa prééminence.
– C’est impossible, dit Mackenzie d’un air buté. Monsieur Byerley, vous n’avez reçu aucune formation dans la technique des robots, si je ne m’abuse ?
– En effet.
– Hum, à mon avis il est regrettable que Ching, Ngoma et Mme Szegeczowska n’en sachent pas plus que vous. L’opinion prévaut malheureusement chez les peuples de la Terre qu’un Coordinateur n’a besoin que d’être un organisateur capable, un homme rompu aux vastes généralisations et un garçon aimable. Aujourd’hui il devrait également connaître sa robotique sur le bout du doigt – soit dit sans vous offenser.
– Je ne conçois aucune offense. Je suis entièrement d’accord avec vous.
– Je déduis, par exemple, de vos propos précédents, que vous vous inquiétez des perturbations infimes intervenues dans l’économie mondiale. J’ignore ce que vous soupçonnez, mais il est déjà arrivé dans le passé que des gens – qui auraient dû être mieux informés – se soient demandé ce qui se passerait si des informations fausses étaient fournies à la Machine.
– Et que se passerait-il, monsieur Mackenzie ?
– Eh bien… (L’Ecossais changea de position et soupira.) toutes les informations recueillies sont criblées par un système compliqué qui comporte à la fois un contrôle humain et mécanique, si bien que le problème a peu de chances de se présenter… Mais ignorons cela. Les humains sont faillibles, sujets à la corruption, et les dispositifs mécaniques sont susceptibles de défaillance.
– Ce qu’il importe de préciser, c’est qu’une « information fausse » est par définition incompatible avec toutes autres informations connues. C’est le seul critère qui nous permette de distinguer le vrai du faux. C’est également celui de la Machine. Ordonnez-lui par exemple de diriger l’activité agricole sur la base d’une température moyenne de 14°centigrades au mois de juillet dans l’Etat d’Iowa. Elle ne l’acceptera pas. Elle ne donnera aucune réponse… Non point qu’elle nourrisse un préjugé contre cette température particulière, ou qu’une réponse soit impossible ; mais étant donné les informations qui lui ont été fournies durant une période de plusieurs années, elle sait que la probabilité d’une température moyenne de 14°au mois de juillet est pratiquement nulle. Et par conséquent elle rejette cette information.
– La seule façon de lui faire ingurgiter de force une « information fausse » consiste à la lui présenter dans un ensemble logique, où l’erreur subsiste d’une manière trop subtile pour que la Machine puisse la déceler, à moins encore qu’elle ne soit en dehors de sa compétence. La première hypothèse n’est pas réalisable par l’homme, et la seconde ne l’est guère davantage et devient de plus en plus improbable vu que l’expérience de la Machine s’accroît d’instant en instant.
Stephen Byerley plaça deux doigts sur son nez.
– Donc on ne peut « trafiquer » la Machine… Dans ce cas, comment expliquez-vous les erreurs récentes ?
– Mon cher Byerley, je vois que, instinctivement, vous vous laissez abuser par ce concept erroné… selon lequel la Machine posséderait une science universelle. Permettez-moi de vous citer un cas puisé dans mon expérience personnelle. L’industrie du coton emploie des acheteurs expérimentés pour acheter le coton. Ils procèdent en prélevant une touffe de coton sur une balle prise au hasard. Ils examineront cette touffe, éprouveront sa résistance, écouteront peut-être, ce faisant, les crépitements produits, y passeront la langue et détermineront ainsi la catégorie de coton que les balles représentent. Celles-ci sont au nombre d’environ une douzaine. A la suite de leur décision, les achats sont effectués à des prix donnés, des mélanges sont faits selon des proportions déterminées… Ces acheteurs ne peuvent être remplacés par la Machine.
– Pourquoi pas ? Je ne crois certes pas que les informations nécessaires à cet examen soient trop compliquées pour elle ?
– Probablement pas. Mais à quelles informations exactement faites-vous allusion ? Nul chimiste textile ne sait exactement ce que l’acheteur teste lorsqu’il examine une touffe de coton. Il s’agit probablement de la longueur moyenne des fibres, de leur texture, de l’étendue et de la nature de leur souplesse, de la manière dont elles adhèrent les unes aux autres et ainsi de suite… Plusieurs douzaines de conditions différentes, inconsciemment appréciées, à la suite de nombreuses années d’expérience. Mais la nature quantitative de ces tests n’est pas connue ; peut-être la nature de certains d’entre eux est-elle impossible à déterminer. C’est pourquoi nous n’avons rien à fournir à la Machine. Les acheteurs ne peuvent pas davantage expliquer leur propre jugement. La seule chose qu’ils puissent dire c’est : regardez cet échantillon ; il est clair qu’il appartient à telle et telle catégorie.
– Je vois.
– Il existe d’innombrables cas de ce genre. La Machine n’est après tout qu’un outil, qui permet à l’humanité de progresser plus rapidement en la déchargeant d’une partie des besognes de calcul et d’interprétation. Le rôle du cerveau humain demeure ce qu’il a toujours été ; celui de découvrir les informations qu’il conviendra d’analyser et d’imaginer de nouveaux concepts pour procéder aux tests. Il est regrettable que la Société pour l’Humanité ne puisse le comprendre.
– Elle est contre la Machine ?
– Elle eût été contre les mathématiques ou contre l’écriture si elle avait existé à l’époque appropriée. Ces réactionnaires de la société prétendent que la Machine dépouille l’homme de son âme. Je m’aperçois que les hommes de valeur occupent toujours les premières places dans notre société ; nous avons toujours besoin de l’homme assez intelligent pour découvrir les questions qu’il convient de poser. Peut-être, si nous pouvions en trouver en nombre suffisant, ces perturbations qui vous inquiètent, Coordinateur, ne se produiraient pas.
TERRE (y compris le continent inhabité, appelé Antarctique) a
– Superficie : 138 000 000 de kilomètres carrés (terres émergées). b
– Population : 3 300 000 000 d’habitants. c
– Capitale : New York.
Le feu commençait maintenant à baisser derrière le quartz et vacillait en se préparant à mourir, quoique à regret.
Le Coordinateur avait la mine sombre, et son humeur était en harmonie avec celle du feu agonisant.
– Ils minimisent unanimement la gravité des incidents. (Il parlait d’une voix basse.) De toute évidence, ils se moquent de moi… Et pourtant… Vincent Silver m’a affirmé que les Machines ne peuvent être en mauvais état de fonctionnement et je dois le croire. Mais les Machines déraillent d’une façon ou d’une autre et cela, je dois le croire également… si bien que je me retrouve devant le même dilemme.
Il jeta un regard de côté à Susan Calvin qui, les yeux fermés, paraissait dormir.
– Et alors ? demanda-t-elle néanmoins.
– Il faut croire que des informations correctes sont fournies à la Machine, qu’elle donne des réponses correctes, mais qu’on n’en tient pas compte. Elle ne peut contraindre les gens à se conformer à ses décisions.
– Mme Szegeczowska a fait la même réflexion en se référant aux Nordiques en général, il me semble.
– C’est exact.
– Et quels desseins poursuit-on en désobéissant à la machine ? Examinons les mobiles possibles.
– Ils me paraissent évidents et devraient également l’être pour vous. Il s’agit de faire tanguer la barque délibérément. Il ne peut survenir aucun conflit sérieux sur la Terre, provoqué par un groupe ou un autre, désireux d’augmenter son pouvoir pour ce qu’il croit être son plus grand bien, sans se soucier du tort qu’il peut causer à l’Humanité en général, tant que la Machine dirige. Si la foi populaire dans les Machines peut être détruite au point qu’on vienne à les abandonner, ce sera de nouveau la loi de la jungle… Et aucune des quatre Régions ne peut être blanchie du soupçon de méditer une telle manœuvre.
– L’Est détient sur son territoire la moitié de l’humanité, et les Tropiques plus de la moitié des ressources terrestres. Chacune de ces Régions peut se croire la maîtresse naturelle de la Terre, et chacune d’elles garde le souvenir d’une humiliation infligée par le Nord, dont elle méditerait de tirer une vengeance insensée, ce qui est en somme assez humain. D’autre part, l’Europe possède une tradition de grandeur. Autrefois, elle a effectivement dominé la Terre, et il n’est rien qui ne colle davantage à la peau que le souvenir du pouvoir.
– Pourtant, d’un autre côté, il est difficile de le croire. L’Est et les Tropiques sont le théâtre d’une gigantesque expansion à l’intérieur de leurs territoires respectifs. Tous deux montent à une vitesse incroyable. Ils ne disposent pas d’énergie à revendre pour la gaspiller en aventures militaires. Et l’Europe ne peut rien obtenir que ses rêves. C’est une énigme, militairement parlant.
– Donc, Stephen, dit Susan, vous laissez le Nord de côté.
– Parfaitement, dit Byerley énergiquement. Le Nord est à présent le plus fort, et l’a été depuis près d’un siècle. Mais il perd relativement du terrain aujourd’hui. La Région Tropicale se taille une place au premier rang de la civilisation, pour la première fois depuis l’époque des Pharaons, et certains Nordiques craignent cette éventualité.
– La Société pour l’Humanité est une organisation nordique, vous le savez, et ses membres ne font pas mystère de leur hostilité à l’égard des Machines… Ils sont en petit nombre, Susan, mais c’est une association de gens puissants. Des directeurs d’usines, d’industries et de combinats agricoles qui détestent jouer le rôle de ce qu’ils appellent les garçons de courses de la Machine, en font partie. Des hommes ambitieux en font partie. Des gens qui se sentent assez forts pour décider eux-mêmes de ce qui leur convient le mieux, et non pas simplement de ce qui est le mieux pour les autres.
– En un mot, des hommes qui, en refusant avec ensemble d’appliquer les décisions de la Machine, peuvent d’un jour à l’autre jeter le monde dans le chaos… Ce sont ceux-là mêmes qui appartiennent à la Société pour l’Humanité.
– Tout se tient, Susan. Cinq des directeurs des Aciéries mondiales en font partie, et les Aciéries mondiales souffrent de surproduction. La Cinnabar Consolidated, qui extrayait le mercure aux mines d’Almaden, était une firme nordique. Ses livres sont en cours de vérification, mais l’un au moins des hommes concernés faisait partie de l’association. Un certain Francisco Villafranca, qui à lui seul retarda de deux mois la construction du Canal, est membre de l’organisation comme nous le savons déjà… il en va de même de Rama Vrasayana, et je n’ai pas été le moins du monde surpris de l’apprendre.
– Ces hommes ont tous mal agi… dit Susan d’une voix calme.
– Naturellement, répondit Byerley, désobéir à la Machine revient à suivre une voie qui n’est pas idéale. Les résultats sont moins bons que prévus. C’est le prix qu’ils doivent payer. On leur fera la vie dure à présent, mais dans la confusion qui va suivre éventuellement…
– Que comptez-vous faire exactement, Stephen ?
– Il n’y a évidemment pas de temps à perdre. Je vais faire interdire la Société, et tous ses membres seront déchus de leurs postes. Désormais tous les cadres et tous les techniciens candidats à des postes de responsabilité devront jurer sur l’honneur qu’ils n’appartiennent pas à la Société pour l’Humanité. Cela signifiera un amoindrissement des libertés civiques fondamentales, mais je suis sûr que le Congrès…
– Cela ne donnera rien !
– Comment ?… Pourquoi pas ?
– Je vais vous faire une prédiction. Si vous vous lancez dans une pareille tentative, vous vous trouverez paralysé à chaque instant. Vous vous apercevrez qu’il est impossible d’appliquer vos mesures et que chaque fois que vous tenterez un pas dans cette direction, de nouvelles difficultés naîtront sur votre route.
Byerley était atterré :
– Pourquoi dites-vous cela ? Je vous avoue que je comptais plutôt sur votre approbation.
– Je ne puis vous la donner tant que vos actions se fondent sur des prémisses fausses. Vous admettez que la Machine ne peut se tromper et ne peut absorber des informations erronées. Je vais vous démontrer qu’on ne peut davantage lui désobéir ainsi que le fait, selon vous, la Société pour l’Humanité.
– Je ne vois pas du tout comment vous le pourriez.
– Alors écoutez-moi. Toute action effectuée par un cadre qui ne suit pas exactement les directives de la Machine avec laquelle il travaille devient une partie de l’information servant à la résolution du problème suivant. Par conséquent, la Machine sait que le cadre en question a une certaine tendance à désobéir. Elle peut incorporer cette tendance dans cette information… même quantitativement, c’est-à-dire en jugeant exactement dans quelle mesure et dans quelle direction la désobéissance se produira. Ses réponses suivantes seraient tout juste suffisamment faussées de telle manière que, aussitôt après avoir désobéi, le cadre en question se trouverait contraint de corriger ces réponses dans une direction optimale. La Machine sait, Stephen !
– Vous ne pouvez être certaine de ce que vous avancez. Ce sont là des suppositions.
– Ce sont des suppositions fondées sur une vie entière consacrée aux robots. Il serait prudent de votre part de vous y fier, Stephen.
– Mais alors que me reste-t-il ? Les Machines fonctionnent correctement, les documents sur lesquels elles travaillent sont également corrects. Nous en sommes tombés d’accord. A présent vous prétendez qu’il est impossible de leur désobéir. Alors qu’y a-t-il d’anormal ?
– Rien ! Pensez un peu aux Machines, Stephen. Ce sont des robots, et elles se conforment aux préceptes de la Première Loi. Mais les Machines travaillent, non pas pour un particulier mais pour l’humanité tout entière, si bien que la Première Loi devient : Nulle Machine ne peut nuire à l’humanité ni laisser sans assistance l’humanité exposée au danger.
– Fort bien, Stephen, qu’est-ce qui peut exposer au danger l’humanité ? Les perturbations économiques par-dessus tout, qu’elle qu’en soit la cause. Vous n’êtes pas de cet avis ?
– Je le suis.
– Et qu’est-ce qui peut le plus vraisemblablement causer à l’avenir des perturbations économiques ? Répondez à cette question, Stephen.
– La destruction des Machines, je suppose, répondit Byerley à regret.
– C’est ce que je dirais et c’est également ce que diraient les Machines. Leur premier souci est par conséquent de se préserver elles-mêmes. C’est pourquoi elles s’occupent tranquillement de régler leur compte aux seuls éléments qui les menacent encore. Ce n’est pas la Société pour l’Humanité qui fait tanguer le bateau afin de détruire les Machines. Vous avez regardé le tableau à l’envers. Dites plutôt que ce sont les Machines qui secouent le bateau… Oh ! très légèrement – juste assez pour faire lâcher prise à ceux qui s’accrochent à ses flancs en nourrissant des desseins qu’elles jugent pernicieux pour l’humanité.
– C’est ainsi que Vrasayana perd son usine et obtient un autre emploi où il ne peut plus nuire… il n’est pas très désavantagé, il n’est pas mis dans l’incapacité de gagner sa vie, car la Machine ne peut causer qu’un préjudice minime à un humain, et seulement pour le salut du plus grand nombre. La Cinnabar Consolidated se voit dépossédée à Almaden. Villafranca n’est plus désormais un ingénieur civil dirigeant d’importants travaux. Les directeurs des Aciéries mondiales sont en train de perdre leur mainmise sur cette industrie…
– Mais tout cela, vous ne le savez pas vraiment, insista Byerley. Comment pouvons-nous courir de pareils risques en partant du principe que vous avez raison ?
– Il le faut. Vous souvenez-vous de la déclaration de la Machine lorsque vous lui avez soumis le problème ? « Le sujet n’exige aucune explication. » Elle n’a pas dit qu’il n’existait pas d’explication, ou qu’elle n’en pouvait déterminer aucune. Implicitement, la Machine laissait entendre qu’il serait préjudiciable à l’humanité que l’explication fût connue, et c’est pourquoi nous ne pouvons qu’émettre des suppositions et continuer dans la même voie.
– Mais comment l’explication pourrait-elle nous causer un préjudice, en supposant que vous ayez raison, Susan ?
– Si j’ai raison, Stephen, cela signifie que la Machine dirige notre avenir, non seulement par des réponses directes à nos questions directes, mais en fonction de la situation mondiale et de la psychologie humaine dans leur ensemble. Elle sait ce qui peut nous rendre malheureux et blesser notre orgueil. La Machine ne peut pas, ne doit pas nous rendre malheureux.
– Stephen, comment pouvons-nous savoir ce que signifiera pour nous le bien suprême de l’humanité ? Nous ne disposons pas des facteurs en quantité infinie que la Machine possède dans ses mémoires ! Pour vous donner un exemple familier, notre civilisation technique tout entière a créé plus d’infortunes et de misères qu’elle n’en a abolies. Peut-être qu’une civilisation agraire ou pastorale, avec moins de culture et une population moins nombreuse, serait préférable. Dans ce cas, les Machines devront progresser dans cette direction, de préférence sans nous en avertir, puisque dans notre ignorance nous ne connaissons que ce à quoi nous sommes accoutumés… que nous estimons bon,… et alors nous lutterions contre le changement. La solution se trouve peut-être dans une urbanisation complète, une société totalement organisée en castes, ou encore une anarchie intégrale. Nous n’en savons rien. Seules les Machines le savent et c’est là qu’elles nous conduisent.
– Si je comprends bien, Susan, vous me dites que la Société pour l’Humanité a raison et que l’humanité a perdu le droit de dire son mot dans la détermination de son avenir.
– Ce droit, elle ne l’a jamais possédé, en réalité. Elle s’est trouvée à la merci des forces économiques et sociales auxquelles elle ne comprenait rien… des caprices des climats, des hasards de la guerre. Maintenant les Machines les comprennent ; et nul ne pourra les arrêter puisque les Machines agiront envers ces ennemis comme elles agissent envers la Société pour l’Humanité… ayant à leur disposition la plus puissante de toutes les armes, le contrôle absolu de l’économie.
– Quelle horreur !
– Dites plutôt quelle merveille ! Pensez que désormais et pour toujours les conflits sont devenus évitables. Dorénavant seules les Machines sont inévitables !
Le feu s’éteignit dans la cheminée et seul un filet de fumée s’éleva à sa place.